Le TDA/H : prendre conscience des biais évaluatifs pour de meilleures pratiques cliniques - Septième partie

6. Application clinique : Joseph

Dans cette section, je vais illustrer comment ma réflexion concernant les biais touchant le TDAH m’a permis d’améliorer concrètement ma pratique en évaluation. Les stratégies proposées afin de diminuer l’impact négatif des biais seront ainsi testées.

Cas clinique (situation fictive)

Mon jeune client a 9 ans et il s’appelle Joseph. J’ai débuté l’évaluation par une rencontre de 1 ½ heure avec ses parents afin d’obtenir une anamnèse complète. La mère décrit une grossesse relativement difficile. Elle a été hospitalisée 1 mois à partir du 7e mois de grossesse. La naissance est survenue à terme. L’accouchement est décrit comme long et pénible. Une césarienne d’urgence a été effectuée, car les battements cardiaques de Joseph et de sa mère diminuaient rapidement. L’APGAR aurait été normal néanmoins.

Joseph est décrit comme un enfant curieux, souriant et de bonne humeur. Les premiers apprentissages psychomoteurs se seraient déroulés d’une manière comparable à la norme. Joseph n’a pas présenté de problème de langage. Les premières relations avec les autres enfants sont décrites comme faciles et satisfaisantes. Il ne présentait pas de problème pour obéir durant la petite enfance.

L’évalué complète actuellement une quatrième année du primaire. Il n’a jamais doublé d’année scolaire. Les résultats académiques sont très fluctuants depuis les deux dernières années. Les difficultés sont surtout manifestes en mathématiques (résultats sous la moyenne actuellement). Joseph semble avoir de la difficulté à bien comprendre les étapes sous-jacentes à la résolution de problème. La mère rapporte que son fils semble très bien réussir lorsqu’un adulte est à ses côtés pour la superviser et la rassurer. En classe, Joseph serait perçu comme un peu distractible et agité. Il poserait beaucoup de questions à son enseignante.

À la maison, la période des devoirs serait difficile. La motivation et la concentration sont qualifiées de fluctuantes. Selon le père, Joseph se braque un peu face aux difficultés. L’évalué a besoin d’un cadre serré afin de bien fonctionner sur le plan scolaire. Les consignes doivent être redites à plusieurs occasions.

Sur le plan affectif, madame indique que l’évalué semble sensible et qu’il présente de l’anxiété face aux demandes scolaires. Son fils peut se montrer souvent opposant face aux demandes de sa mère. Finalement, Joseph a des amis à l’école avec lesquels il s’entend bien. La sphère sociale est bien investie selon la mère.

Les parents de Joseph sont séparés depuis 7 ans. Les relations entre les ex-conjoints sont qualifiées de difficiles. Joseph est fils unique. Les parents ont une garde partagée. Le père rapporte souffrir d’importants problèmes de santé qui provoquent de nombreuses hospitalisations depuis 3 ans. Joseph est gardé par un proche lors des absences du père.

Résultats

Le protocole d’évaluation comprend l’examen des habiletés intellectuelles globales, de la mémoire de travail, de l’attention, du langage, des praxies visuo-constructives, des fonctions exécutives et des habiletés en lecture-écriture et en mathématiques. En complément, la sphère affective est évaluée avec le CAT et des épreuves graphiques (dessins de la famille, d’une personne seule et du AMC).

Les principaux résultats sont que Joseph dispose d’un potentiel intellectuel dans la moyenne supérieure. L’évaluation attentionnelle met de l’avant une seule fragilité attentionnelle parmi les 7 facettes de l’attention sondée. Les échelles comportementales suggèrent la présence d’inattention et d’agitation cliniquement significative, mais seulement à l’école. En ce qui a trait aux mathématiques, il semble que les habiletés numériques de base soient préservées. Cependant, lorsque le problème demande une organisation structurée des opérations à effectuer, les résultats de Joseph sont plus faibles (moyenne inférieure, limite inférieure à la moyenne). Des fragilités sur le plan du raisonnement numérique sont objectivées, mais l’importance des difficultés ne permet pas de suggérer la présence d’une dyscalculie procédurale. Sur le plan affectif, de l’anxiété (de performance et de séparation) d’une intensité élevée et une estime personnelle faible sont notées.

Plan de match et interprétation

Mon premier réflexe a été d’émettre quelques hypothèses cliniques pour orienter mon interprétation. Premièrement, j’ai certaines données m’amenant à soupçonner un TDAH chez Joseph. Selon l’histoire de vie, il est distrait à l’école et à la maison et les échelles comportementales sont cliniquement significatives pour l’enseignante. Cependant, j’ai aussi des résultats divergents : les échelles comportementales des parents et les épreuves attentionnelles (à l’exception d’une seule) ne supportent pas la présence d’un TDAH. Le portrait clinique est donc mitigé. Je prends aussi conscience des différentes pressions que je subis pour poser le diagnostic. La mère affirme être à bout de ressource. Mon contact avec l’enseignante m’a permis de constater que cette dernière croit déjà fermement que Joseph présente un TDAH. Elle m’a même confié que si Joseph n’avait pas de médication, elle ne saurait plus quoi faire pour l’aider. J’ai donc été confrontée de plein fouet à certains biais socio-culturels. Cette prise de conscience m’a permis de garder la tête froide. J’ai donc fait preuve de prudence en ne posant pas le diagnostic de TDAH et en cherchant d’autres réponses aux comportements problématiques de Joseph.

Ma deuxième hypothèse portait sur la possible présence d’une dyscalculie. Il arrive parfois que des problèmes d’apprentissage puissent expliquer une faible attention et de l’agitation en classe. Les difficultés scolaires activent des processus de compensation qui peuvent fatiguer plus rapidement et susciter ainsi une baisse des capacités attentionnelles. Cependant, les résultats aux tests ne supportent pas la présence franche d’une dyscalculie. Des fragilités sont notées tout au plus.

Ma dernière hypothèse est que Joseph pourrait présenter une problématique affective. Les données supportent cette hypothèse. L’évalué vit de grands stress avec la maladie de son père. Les difficultés scolaires ont augmenté suite aux problèmes de santé maternelle. Les résultats aux tests affectifs donnent tous des indices forts que Joseph est anxieux de perdre son père et de ne pas pouvoir répondre aux exigences de l’environnement. Il est possible que la tendance à l’anxiété explique mieux la fluctuation des résultats scolaires. L’anxiété peut amener Joseph à porter une attention excessive sur certains détails et à ralentir ainsi son traitement de l’information. Si l’évalué ne traite pas les stimulations assez rapidement, il est possible qu’une certaine « congestion » de l’espace cognitif survienne et provoque des difficultés à bien exécuter des tâches plus longues et plus complexes. Il se peut donc que les affects anxieux créent des difficultés chez Joseph à gérer d’une manière efficace les demandes de la vie scolaire. Il est aussi possible que l’anxiété de séparation l’amène à s’opposer afin de tester consciemment ou non le lien l’unissant à ses parents.

La prise en considération des différents biais en jeu et l’utilisation d’une démarche diagnostique rigoureuse m’ont permis d’évaluer la situation de Joseph d’une manière nuancée. Si j’avais seulement effectué une analyse comportementale ou si je m’étais laissé influencer, sans m’en rendre compte, par la détresse de la mère ou de l’enseignante, j’aurais été à risque de proposer une étiquette et un traitement qui n’étaient pas adaptés aux difficultés réelles de Joseph. Une psychothérapie de type systémique a été suggérée finalement.

partie 6, partie 8